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Carla

LIEN VERS LE SOMMAIRE DES ARTICLES DU BLOG

SECTION Nouvelles, Journal et portraits intime

 

 

 

On était quatre copains cuisiniers dans la même brigade sur le Venise Simplon Orient Express. On avait vingt ans.

A Venise, où on arrivait vers dix-huit heures le vendredi soir, on avait une nuit de repos, avant de réembarquer à huit heures trente le matin du samedi. Puis, le mardi, on arrivait à neuf heures du matin dans les brumes de la lagune et on avait un jour et une nuit de congé sur place.

Ça, c’était la semaine où on travaillait, l'autre semaine on était en congé. On descendait à Paris à neuf heures, le jeudi, l’autre brigade nous remplaçait et vis versa la semaine suivante.

Le train, c’était un monde à part du monde. Des voitures magnifiques, art déco, le seul relais et châteaux, avec le Concorde, qui n’était pas un château. C’était un milliardaire Texan, fou des trains, qui avait fait restaurer 16 wagons de l’ancien Orient Express.

Au VSOE, le propriétaire était donc, américain, les comptables étaient Suisse, les directeurs de train Anglais et Français, les serveurs étaient italiens, les stewards anglais, les cuisiniers Français et nos plongeurs étaient finalement Cambodgien. Les seuls capables de travailler à deux dans un placard de un mètre carré, pour laver à la main nos casseroles et la plonge de cent couverts de luxe dans un évier de la taille d’un lavabo. Chapeau les gars, je pense à vous, souvent encore.

Un soir sur la terrasse du Paradiso Perduto à Cannaregio, là où on aimait partager une bouteille de Fragolino tous les quatre, on a rencontré un groupe d'étudiantes Vénitiennes. On a sympathisé, très vite, et sur la dizaine de copines du groupe, on avait toujours trois ou quatre qui venaient nous chercher à la descente du train et nous baladaient, chez les unes ou les autres, à des soirées étudiantes, dans des festivités ponctuelles, à la plage du Lido ou dans les îles de la lagune.

Tout l’équipage du train était vert de jalousie quand elles venaient nous attendre sur le quai, maquillées, pimpantes, belles comme des fleurs en mai.

Nous étions les rois du monde.

L'été on allait au Lido avec elles. Certaines avaient des cabanes de plage.

Je peux dire que sur les deux nuits Vénitiennes, on devait dormir trois ou quatre heures au total. Quand vers une heure du matin, elles nous laissaient, Florent, Julien, Fred et moi, allions rêver, assis sur un quai au bord d’un canal. Nous échangions nos goûts, nos passions, nos envies pour telle ou telle de nos amies. Vers cinq ou six heures, nous allions dormir une heure où deux avant de réembarquer sur le train.

Carla faisait partie du noyau du groupe, elle était toujours là.

Mes trois amis étaient des dragueurs, Florent et Julien avaient chacun une copine, mais moi je n'ai jamais réussi à me déclarer alors que j'étais fou d’elle. J’étais un garçon plutôt réservé, toujours soucieux des conséquences de ce que je faisais, et la peur d’un refus qui mette fin à notre amitié, qui l’empêche de revenir quand j’étais là, me paralysait.

Vers la fin de l’été, avant qu’elles ne reprennent la fac, on les a invitées à Paris, elles sont venues à cinq. Il y avait Carla, Sylvia, Paola… Boite de nuit (que je détestais déjà), ballade, musée. Un jour en rejoignant le groupe, je voie Carla en train de se faire embrasser par un copain de Florent. Un gars qu'elle connaissait de la veille ! Je savais qu’elle ne pouvait pas ne pas savoir mon amitié, j’ai été pétrifié.

Fin de l'histoire.

Non, il y a une suite:

Après Paris, on a continué à se voir à Venise, Carla n’avait pas donné suite à son aventure. Après la saison du train fin novembre (ces vieux wagons splendides ne supportent pas l’hiver, les réservoirs d’eau gèlent) mon contrat fini, je suis allé passer une semaine là-bas à Venise. Je m’y suis beaucoup baladé, perdu, rêvé et j’ai mangé plusieurs fois chez Carla et d’autres amies, invité par les parents.

Les parents de Carla avaient un magnifique appartement, immense dans un palais au bord du Grand Canal en face la gare.

En janvier, je suis parti en Grèce rejoindre un copain, et on s’est tous un peu perdu de vu. Florent a fait son service militaire aux cuisines de l’Elysée, puis il a épousé une de nos belles Vénitiennes, pas celle avec qui il sortait, celle qui l'avait fait rêver en le repoussant doucement pendant un an, Sylvia. Moi, j’ai changé de vie, j’ai abandonné la cuisine pour le vol libre et j’ai rencontré la mère de mes enfants avec qui j’ai écrit une très belle autre histoire.

Il y a dix, quinze ans, vers 2000, je crois, je vivais une période de couple difficile.

Je voulais retourner à Venise avec ma femme pour l’apaiser un peu. On n’y était jamais allé ensemble. On s'est disputé, j'y suis parti seul, par le train de nuit.

C'était un Week-end d'octobre, il faisait un temps superbe comme l’arrière-saison vénitienne en offre, parfois.

Dans un café, j'ai recherché dans l'annuaire Carla. J'ai retrouvé son adresse. Je suis allé faire un grand tour de vaporetto sur la 4, la ligne qui fait le tour extérieur de la ville, une partie du grand canal, le magnifique cimetière St Michel et Murano. Lorsqu’il a été une heure potable pour un samedi matin, je suis revenu dans Carnnaregio pour chercher sa maison.

Il faut savoir que les facteurs de Venise et les Vénitiens connaissent par cœur leur ville, une adresse c'est donc, par exemple, "1859 Sestiere Croce", on ne met pas le nom des rues. Et il n'y a aucun ordre dans les numéros de maison!

Le numéro 1859 peut donc être à coté du 588. Il m'a fallu plus de trois heures de ballade, la tête en l’air, à lire chaque plaque peinte de maison. C’était une sorte de chasse au trésor magnifiquement romantique.

Enfin, j’ai trouvé !

Par Sylvia et Florent je savais que c’était un palais dont elle et ses sœurs avaient hérité d’une vieille tante. Elles y avaient chacune un appartement mais la famille faisait un procès depuis des années pour contester leur héritage.

J'ai poussé le bouton de la sonnette de cuivre avec beaucoup d’appréhension.

Elle m’a ouvert et…

  • Pierre !

Elle m'a reconnu, surprise, elle était rayonnante de joie de me revoir !

Son mari sans doute un peu moins, mais il s'est montré courtois. Il ne parlait pas Français et je parle très mal italien.

On a bu un café, il devait être 14 ou 15 heures, mais je ne voulais pas m’imposer en tombant ainsi à l’improviste.

On a discuté. Elle avait hérité son grand appartement, rénové avec goût au cœur de Venise, de sa grande tante. Le procès qui traînait depuis 15 ans au moins semblait en passe d’aboutir. Elle était devenue Capo Di Treno, Chef de train, grâce à son père qui était un des directeurs régionaux de la FS. Sa mère qui était peintre et avec qui j’avais dîné une ou deux fois, était décédée, Cancer. Je l’avais su par Sylvia.

Je jugeais assez sévèrement son mari, que je trouvais un peu trop rustre pour le raffinement de ma belle Carla.

J’ai pris congé pour les laisser tranquille, après ce retour surprise à dix ans d’écart, mais j’ai promis de revenir manger, sans faute, la pasta, le soir.

A vingt heures, je suis revenu avec une bouteille de fragolino. On a mangé les pates, c’était bon. On était heureux. On a traîné.

Dès que son regard croisait le mien, je sentais ses yeux pétiller de bonheur, les miens devaient faire pareil. Vers minuit, le mari de Carla nous a proposé une ballade en barca.

Il avait en bas dans le hangar qui est au rez-de-canal de tous les palais vénitiens, un quai avec une longue barque à moteur typique de Venise. On est monté dedans. Son mari, je ne sais pas pourquoi j’ai oublié son prénom, a pris la barre à l’arrière, il avait emmené des bières. Et Carla et moi, nous nous sommes mis à l’avant, côte à côte, sur un banc avec une couverture autour de nos épaules qui nous donnait une excuse pour nous serrer l’un contre l’autre.

Peu de personnes ont la chance de pouvoir naviguer dans le labyrinthe des petits canaux de Venise la nuit. Sous un ciel étoilé avec une lune un peu pleine et dans la douceur d’un été indien, c’est tout simplement un envoutement. Les canaux ont des lampadaires comme les rues et les cuisines qui souvent donnent sur l’eau, laissent échappées des odeurs de minestrone, de pistou, ou même de friture, de pate, de rizotto ou de soupe qui flottent longtemps, chaudes au-dessus du miroir froid de l’eau.

J’étais hébété de la beauté des murs, des lumières changeantes de l’obscurité, des odeurs, des sons de vie qui sortaient des fenêtres ouvertes sur la douceur de l’eau. De la délicatesse des bruits qui ne voulaient pas dépasser le petit clapotis régulier des ondes sur les pierres des canaux et le ronron du moteur au ralenti.

Je n’avais pas besoin de parler avec Carla pour savoir qu’elle était autant émerveillée que moi. Et j’étais sûr qu’à cet instant, elle se consumait du même bonheur. Nous étions, pour un soir, dans un autre futur que celui que nous avions écrit à vingt ans, nous étions ensemble et vivions à Venise.

Nous avons glissé, doux comme des ombres sur une eau lisse, pendant plus de deux heures.

Des impressions diffuses de plénitudes qui me restent, je me rappelle juste que nous étions entrés dans le grand bassin de l’arsenal. Le reste n’est plus qu’un souvenir de calme parfait et de communion d'êtres fusionnelle, épaule contre épaule, dans une ville plus magique et merveilleuse que jamais dans ces quartiers populaires où jamais aucun touriste ne va et qui sont l’âme de la ville.

Nous sommes rentrés, c’était comme l’atterrissage d’un rêve vers le réel. Je les ai remerciés, je suis rentré à mon hôtel sans oublier de me poser une heure à rêver, les pieds ballants au-dessus de l’eau de la lagune sous les étoiles, les fesses posées sur la pierre blanche et froide qui ourle les rives proches du Rialto. J’étais, non pas, sur un nuage, j’étais un nuage qui flottait heureux et bien veillant au-dessus de la ville la plus romantique du monde. Un bonheur, un calme absolu.

Je suis retourné manger avec eux, le dimanche midi, puis je me suis baladé, seul, une heure avant de reprendre le train de nuit. Nous ne nous sommes pas promis de nous revoir, nous savions que nous étions sur des cercles différents. J’étais en plein syndrome de Stendhal, non pas dépressif, mais épuisé du ravissement de tant de beauté et de douceur.

Je suis rentrée sur Paris plein d’une assurance de ce bonheur toujours possible d’aller retrouver qui m’a permis de venir à bout de ma crise conjugale.

Un an plus tard, j’ai appris par Florent qui, marié avec une de nos amies de Venise, gardait le contact, que Carla avait accouché d’une fille, alors qu’elle n’arrivait pas à avoir d’enfant depuis plus de cinq ans. Je décidais de lui téléphoner.

Elle m’a simplement dit que c’était moi qui l’avais rendue fertile, que j’étais le père de cette enfant, qui était née neuf mois après mon passage. Je l’ai comprise. Jamais je n’ai dit à Carla que je l’avais aimé, jamais je n’ai embrassé sa bouche et elle a eu un enfant de moi sans avoir à tromper son rustre de mari. C’est un de ces miracles dont Venise a le secret.

Venise et les Vénitiennes, qui, comme chacun sait, sont toutes des sorcières !

Depuis ce dernier échange téléphonique, je n’ai jamais reparlé à Carla. Je l’espère heureuse avec la fille qu’elle sait être la mienne et qui doit donc avoir 12 ans maintenant.

J’ai appris avec beaucoup de tristesse que sa famille lointaine avait gagné le procès en appel d’appel d’appel… et finalement repris son magnifique palais. Aux dernières nouvelles, elle vivait à Mestre, la banlieue de Venise, avec son mari et sa fille. Elle allait bien.

PK

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